Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799)
Né en Hesse, près de Darmstadt, Georg Lichtenberg fit ses études à l'université de Göttingen. Ses connaissances quasi universelles lui permirent d'être engagé comme précepteur auprès d'un jeune seigneur anglais. Il apprit ainsi à connaître l'Angleterre et entra en rapport avec la famille royale. Il fréquenta aussi les théâtres de Londres, les collections princières, les observatoires de Richmond et de Greenwich. Cette expérience anglaise a marqué plusieurs de ses récits. Le plus notable ouvrage qu'il ait fait imprimer de son vivant est une suite d'études, en cinq volumes, sur les gravures de Hogarth, publiées de 1794 à 1799. Ses curiosités multiples, ses connaissances en astronomie, en physique aussi bien qu'en philosophie, faisaient de lui un encyclopédiste, voué à un seul culte, celui des vérités d'expérience et de raison. En même temps qu'il débutait dans sa chaire à Göttingen, où il allait enseigner la physique, les mathématiques et, à l'occasion, la philosophie, commençait sa carrière de polémiste, anonyme ou bien sous des noms de plume. En 1773 un traité anonyme intitulé Timorus s'en prenait au pasteur Lavater, parce qu'il avait tenté de convertir deux juifs au christianisme. Lavater et la physiognomonie ne devaient jamais cesser d'être la cible de Lichtenberg. En 1778, Lichtenberg devenait aussi le rédacteur, à peu près unique, d'un almanach édité par le libraire Dieterich, le Calendrier de poche de Göttingen. Il y publia bien des pages satiriques, en homme éclairé qu'il était. Plusieurs fois il s'essaya, dans le même temps, à des ouvrages de plus d'étendue, mais sans succès. Ainsi deux projets de romans satiriques ont tourné court, de la même façon qu'un essai d'autobiographie. L'auteur revenait chaque fois à ses Cahiers de brouillons , commencés en 1766, où il notait en grand nombre les pensées les plus diverses sur les hommes, leur savoir, leurs prétentions et leurs erreurs, aussi bien que sur lui-même. Cet expérimentateur renommé, maître des secrets de l'électricité, était admiré par ses étudiants comme un faiseur de miracles ; mais cet observateur passionné de détails ne pouvait rien concéder à la liberté de création. Parce qu'il ne cessait de raisonner, sur tout et sur lui-même, la seule forme qu'il pût s'accorder fut celle de réflexions et de pensées détachées. Il se voua ainsi à l'aphorisme, qui demande une connaissance aiguë de la langue, et une manière de concision qui triomphe dans l'ironie. Rigoureux jusqu'à la manie, Lichtenberg ne s'accordait quelques libertés de langage que dans ses pamphlets. Parmi les innombrables notations qu'il a laissées, certaines sont demeurées discursives, avant toute autre élaboration. Quand le discours a pu se couler dans une forme réduite, l'effet d'ironie est toujours renforcé ; c'est celui-là que cherchait le disciple des prosateurs anglais, en particulier de Sterne. L'aphorisme, quintessence de la forme écrite, n'est accompli que s'il est drôle. Par ailleurs, on trouve chez Lichtenberg des pensées qui annoncent les psychologues modernes : "Notre corps est la seule parcelle de l'univers que nos pensées puissent modifier. On voit même des maladies imaginées devenir des maladies véritables." Il accordait aussi aux rêves une valeur que voulait ignorer son siècle de rationalisme, et a noté beaucoup de ses rêves, ce qui peut faire de lui un précurseur des romantiques. Plus ténébreuse est une manière d'aspiration au néant, surprenante chez un physicien : "Mon Dieu, écrivait Lichtenberg, quel désir en moi de l'instant où le temps cessera pour moi d'être le temps." À qui s'en serait étonné l'auteur aurait pu répondre que, de ses contradictions, l'homme ne peut se sauver que par l'ironie. Le philosophe ne peut croire à son existence qu'en se moquant de soi, comme saura le dire, un siècle après Lichtenberg, Friedrich Nietzsche, qui admirait sans réserve non seulement sa pensée mais aussi son style, limpide comme celui des moralistes français, avec quelques traits d'humour venus d'Angleterre. Qualités qui se retrouvent d'un bout à l'autre des Aphorismes , rassemblés par leur auteur au long de trente années, de 1766 à 1799. Dans cet amas de pensées détachées, que les éditeurs successifs se sont appliqués à classer — en particulier Leitzmann, dans l'édition qu'il a publiée de 1902 à 1908 —, on trouve nombre de traces du XVIIIe siècle, du philosophe Wolff, de Lessing et de sa philosophie des religions, de Kant surtout, que Lichtenberg connaissait aussi bien que les sciences de son temps. Mais on y rencontre aussi des formulations dont la modernité explique le nombre des éditions nouvelles parues après 1945.
Aphorismes
Il comprenait toutes les nuances de déclinaison et d'inclinaison du chapeau.
Bien des choses me font du mal qui ne font aux autres que de la peine.
Il jetait parfois les yeux sur la frontière qui sépare le Hanovre du pays from whose borne no traveller returns.
Le seul défaut des oeuvres de réelle valeur, c'est qu'elles en suscitent ordinairement beaucoup d'autres mauvaises ou simplement médiocres.
L'art si bien cultivé aujourd'hui, de rendre les gens mécontents de leur sort.
Cet homme travaillait à un système d'histoire naturelle dans lequel il étudiait les animaux d'après la forme de leurs excréments. Il distinguait trois classes : les cylindriques, les sphériques, et ceux en forme de tourte.
Sa prononciation rappelait celle de Démosthène, quand il avait la bouche pleine de cailloux.
Dans la langue de l'homme raisonnable paresse, ânerie, mais en portugais vida celeste.
Il avait beaucoup de philosophie, du moins un common sense qui en présentait l'apparence.
Quand l'histoire d'un Roi n'a pas été brûlée, je n'ai pas envie de la lire.
Si le ciel tenait pour utile et nécessaire de faire de moi et de ma vie une nouvelle édition, je pourrais lui suggérer quelques remarques non négligeables, principalement en ce qui concerne le dessin du portrait et le plan de l'ensemble.
C'est le manque d'idée qui rend la poésie si méprisable de nos jours. Inventez, si vous voulez être lu. Diantre, qui donc ne lirait avec joie quelque chose de neuf ?
Ces aphorismes sont extraits de
Georg Christoph Lichtenberg, Cahiers d'aphorismes, Denoel, 1980, (traduction
de Marthe Robert).
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