Roberto Matta (1911-2002)

...Cela dit, lorsque je l'ai vu, ses mains étaient noires, mais son esprit était clair. Il avait conservé toute sa lucidité et son humour : il m'a fait rire aux larmes." Et Alain Jouffroy, qui s'y connaît, d'ajouter en ultime hommage : "C'était un poète." Chilien ? Il avait effectivement vu le jour à Santiago, mais le président Ricardo Lagos, qui a annoncé trois jours de deuil national, ne s'y est pas mépris : "C'est un très grand honneur pour le Chili que Matta soit chilien, mais Matta avait cessé d'être chilien il y très longtemps car il faisait partie de la peinture mondiale." On l'a dit surréaliste. Il le fut, par l'entremise de Dali, qui l'envoya vers Breton en 1937 : "Ils me dirent : "Tu es surréaliste !" Je ne savais même pas ce que cela voulait dire..." Mais il ne le resta pas longtemps, puisque le même Breton fit voter le 25 octobre 1948 son exclusion du groupe pour "ignominie morale et disqualification intellectuelle"... Il sera réadmis en 1959. Mais lui-même se méfiait de l'appellation : "On emploie le terme "surréaliste" pour illustrer l'absurde. Je ne suis pas surréaliste (...) Ma "provocation", c'est d'éveiller l'être et non le consommateur." Issu d'une famille d'origine hispano-franco-basque, éduqué en langue française par les jésuites, Matta fit des études d'architecture avant de rompre avec une carrière prometteuse et d'embarquer, en 1933, sur un cargo en partance pour l'Europe. "Le déracinement, tout passe par là",écrit-il dans le catalogue de l'exposition que lui a consacrée le Centre Pompidou en 1985. Il arrive à Paris : "Je passais mon temps dans les musées et je prenais des notes. Je n'avais de contact avec personne. Je me suis aperçu que je ne savais rien, j'étais peut-être architecte, mais je ne connaissais rien. A l'âge de vingt et un ans, je recommençais à tout apprendre." Il travaille dans l'atelier de Le Corbusier, sans grande conviction semble- t-il, voyage en Espagne, où il se lie avec les poètes Rafaele Alberti et Federico Garcia Lorca. Puis continue son périple : en Scandinavie, où il rencontre Alvar Aalto, à Londres, où il fait la connaissance d'Henry Moore, du critique Roland Penrose et de Magritte. En 1937, ce dernier écrit à Scutenaire : "Il fait des peintures mille fois plus intéressantes que celles de Miro. Il a beaucoup d'idées." Dès 1938, après sa rencontre avec Breton, Matta participe à la plupart des expositions du groupe. Il écrit sur l'architecture dans la revue Minotaure, où il s'oppose au rationalisme de son ancien patron, Le Corbusier. Il met aussi au point le procédé dit des "morphologies psychologiques", qu'il emploie désormais dans ses œuvres : la couleur est étalée sur la toile avec un chiffon et inspire, selon une technique proche de l'écriture automatique chère aux surréalistes, le tracé, ultérieur, au pinceau. En octobre 1939, à l'instigation de Marcel Duchamp, et fuyant la guerre, il embarque pour New York. Parlant parfaitement l'anglais, il s'intègre rapidement à la vie artistique de Manhattan et fait, six mois après son arrivée, sa première exposition à la galerie Julien Levy, spécialisée dans le surréalisme. Levy l'a évoqué dans ses souvenirs : "Matta fit irruption sur la scène new-yorkaise comme s'il s'agissait d'une sorte de continent noir, d'une Afrique où il pourrait se lancer dans des négoces douteux, charmer les indigènes et entretenir de scintillantes désillusions. Il était débordant d'optimisme prématuré et de déception impatiente ; croyant ardemment à tout et ne croyant absolument à rien ; de la même manière qu'il croyait en lui-même, ardemment et douloureusement, ce qui était la même chose, tout et rien." Il donne des conférences à la New School of Social Research, auxquelles assistent quelques artistes américains, comme Baziotes, Gorky et Motherwell : avec ce dernier, il fait un voyage au Mexique, qui sera déterminant pour les deux peintres. Il reçoit également de nombreux jeunes Américains dans son atelier, dont Jackson Pollock, et son influence sera forte sur la naissance de l'école de New York. En retour, il se découvre une nouvelle passion, pour les totems et les poupées amérindiennes, la magie des peuples primitifs. Il y fera allusion dans un texte sur Max Ernst, édité par Motherwell en 1948 : "Le fait que l'homme pense qu'il peut comprendre les phénomènes est une hallucination. Penser que "l'homme existe" est en soi une hallucination : l'humanité n'est rien d'autre qu'une maladie des singes. Dès que les hallucinations sont suffisamment enracinées, elles deviennent ce que nous appelons des mythes et n'ont plus de limites extérieures..." 1948 est aussi l'année du suicide de son ami Arshile Gorky, dont Breton, mal renseigné, le tient pour responsable et qui sera à l'origine de son exclusion du groupe surréaliste. Matta part pour le Chili, où il publie un texte insistant sur le "rôle de l'artiste révolutionnaire, qui doit redécouvrir de nouvelles relations affectives entre les hommes", puis pour l'Italie, où il s'installe. Souvent négligé, son engagement politique prend une place grandissante dans son œuvre. Ainsi, en 1952, le procès de Julius et Ethel Rosenberg lui inspire Les roses sont belles (les Rosenberg seront exécutés l'année suivante). En 1958, après la lecture du livre d'Henri Alleg sur la torture en Algérie, il peint La Question, Djamila. En 1964, il rend hommage au dirigeant communiste Julian Grimau, exécuté en Espagne l'année précédente, en peignant une immense composition de 9 mètres de long, Les Puissances du désordre. Il participe en janvier 1968 au premier congrès culturel de La Havane, réunissant à Cuba des intellectuels du monde entier pour discuter des problèmes culturels des pays sous-développés.

 

En France, il prend une part active aux événements de mai 1968, dessinant des affiches pour l'atelier populaire des Beaux-Arts et transférant tous les tableaux de son exposition du Musée d'art moderne de la Ville de Paris à Châtillon-sous-Bagneux, dans l'usine Nord-Aviation dont les ouvriers sont en grève. Enfin, en 1973, il prend violemment position contre le coup d'Etat de Pinochet au Chili et coupe tout lien avec son pays natal. Un nouvel exil, qui s'ajoutait au premier, dont il disait : "C'est cet exil qui a déterminé toute ma vie, entre deux cultures. Mon travail est un travail de séparation." "De l'exil, je suis passé à l'"Ex-il", quelque part entre le connu et l'inconnu, entre la réalité et l'imaginaire. Là où commence la poésie."

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